"Daho & Molko: Duo hissé haut"
Rolling Stone, Oct'03
Au moment où le rock en général et la pop en particulier reprennent un peu de couleurs dans les charts et ce, malgré la crise du disque, Etienne Daho se décide après trois ans d’absence à revenir taquiner l’idiome avec un nouvel album.
De son côté, Brian Molko en est au point où, à son corps défendant, il représente avec Placebo, son groupe – et pour beaucoup de gens – l’expression la plus aboutie du genre.
D’où l’idée d’un débat entre les deux sur l’essence, l’esprit et la facture d’un genre finalement insubmersible.
Grosse agitation aux studios Daguerre, dans le quatorzième arrondissement. Etienne Daho et Brian Molko, le chanteur de Placebo, sont là pour faire une session photo commune, et ça bourdonne dans tous les sens. Brian est là le premier, liant connaissance avec une bouteille de vodka, histoire de tuer le temps, en attendant Etienne qui finit de mixer son nouveau disque à l’autre bout de Paris. Celui-ci arrive bientôt et ce sont moult embrassades car les deux garçons se sont déjà croisés. « C’est une histoire rigolote, se souvient Brian. Je fêtais mes trente ans à Londres. Jusque là, je n’avais jamais fait de grande fête, de grosse « surprise partie » !
C’était la première fois, la première aussi que j’avais assez de place. Et en fait on devait se retrouver à trente ! Alors je me suis dit, “Cette fois j’me la pète’’ et j’ai invité Hedi Slimane de chez Christian Dior. Et il est venu avec Neil Tennant (des Pet Shop Boys, Ndlr) et Etienne. Je faisais le “doorman’’ ce soir là, je les ai donc vus arriver ensemble et je me suis demandé ce qu’il faisait là. Je me souviens de lui avoir dit : (prenant un ton pincé) “Monsieur Daho, mais qu’est-ce que vous foutez chez moi (rires) ?’’ Mais c’était une très belle surprise parce qu’on ne se connaissait pas du tout. On a pas mal discuté, c’était cool. Depuis, on n’arrête pas de se rentrer dedans par surprise »
En réalité, la relation entre les deux remonte à plus loin encore, puisque avant la séance de maquillage, Brian nous avait confié : « Quand j’ai grandi au Luxembourg, dans les années 80, Etienne était partout, à la télé, à la radio. On ne pouvait pas lui échapper ! Je me souviens surtout du morceau “Epaule Tatto’’. » Et comme le rajoutera plus tard Etienne, « maintenant non plus, tu ne pourras plus m’échapper ! »
- Entrons tout de suite dans le vif du sujet : vous considérez-vous comme des artistes pop ?
Etienne Daho : Ah, oui, définitivement oui.
Brian Molko : (très sec) Pas du tout. Je me considère comme un artiste rock’n’roll. Et c’est très important pour moi (il éclate de rire devant nos mines un peu ébahies par tant de fermeté).
- Bon ben, l’interview est terminée, merci…
B.M. : Non, non, pas du tout. Ça ne veut pas dire que je n’aime pas la pop. J’adore la pop. Mais la pop est quelque chose de sacré, et c’est ça qui me rend en colère ces jours-ci. Tous ces trucs du style A la recherche de la nouvelle star[/i) ou [i]Pop Idol en Angleterre. Ils feraient mieux de renommer ça A la recherche d’un chanteur de karaoké. C’est une insulte à la pop en tant que genre de musique, une insulte au public aussi.
E.D. : Je crois que ce genre d’émission s’adresse à un public qui a entre douze et quinze ans et les médias sont archi-responsables de laisser imaginer que la France entière n’a qu’entre douze et quinze, que tout le monde écoute ça. C’est disproportionné par rapport aux gens qui sont concernés. Les médias sont responsables de valoriser et de starifier à l’infini des petits jeunes qui démarrent. Moi, je n’ai rien contre ces jeunes et leur rêve de devenir une star. Mais ce concept de star demande deux choses fondamentales : d’abord du talent ; ensuite, beaucoup de travail. (Brian acquiesce avec enthousiasme : «C’est ça, c’est exactement ça ! »). Or, on les laisse croire que tout s’apprend en quinze jours dans un château. Son métier, on l’apprend toute sa vie. Je pense que des gens comme les Rolling Stones ou David Bowie, pour prendre deux exemples de carrières extrêmement longues, ne cessent d’apprendre. De plus, ce métier, c’est sur le tas qu’il s’apprend, pas dans une école.
Ce qui me gêne aussi dans cette histoire, c’est que ce ne sont que des interprètes. Je n’ai rien contre les interprètes – quelqu’un comme Dusty Springfield est énorme à mes yeux –,mais écrire ses chansons, sa musique, imprimer quelque chose de sa personnalité profonde, c’est extrêmement important. C’est ça qui touche les gens. Donc, voilà, je trouve le phénomène disproportionné par rapport à ce que ça veut vraiment dire.
B.M. : Les médias vous mentent et cela a créé un phénomène social que j’ai appelé “la jalousie de la célébrité’’, amenant les jeunes filles à penser qu’à vingt et un ans, elles seront mariées à un footballeur, et seront super riches et sans rien faire. Etienne a raison, il faut vraiment apprendre, vraiment travailler. Mais ce qui me met aussi très en colère c’est qu’il y a une partie du music-bizness qui couche avec une chaîne télé qui couche avec une compagnie de téléphone. Et ils se font tous des gros bonus, des gros salaires avec ça, en manipulant des jeunes forcément impressionnables en leur disant “Il te suffit de gagner ça et tu seras une star pour toute ta vie’’. Ça n’est pas du tout comme ça.
E.D. : C’est un énorme mensonge. On en reparlera dans cinq ans. Tous ces petits jeunes gens vont être extrêmement déçus. En fait, on ne leur apprend qu’à avoir envie d’être connu. Etre connu ne veut rien dire (Brian acquiesce à nouveau bruyamment). A la limite c’est l’aspect le plus désagréable de ce métier. Ce qui est intéressant, c’est la créativité, les concerts ; c’est le travail de créativité qui rend supportable le statut de star.
B.M. : La célébrité est “marketée’’ comme quelque chose qui a, socialement, de la valeur. Mais honnêtement, c’est quelque chose de très transparent et de très transitoire. Il y a vingt ans, quand on demandait à un gamin ce qu’il voulait faire, il répondait pompier, ou je ne sais quoi. Maintenant, il répond, “Je veux être une célébrité’’. Mais c’est quoi une célébrité ? C’est ça, la question. Et qu’est-ce que ça amène de positif à la société, la célébrité ? Presque rien. Et c’est pour ça que ça me met tellement en colère, car je considère la pop comme quelque chose d’immense, de noble ; écouter de la bonne pop, c’est presque comme expérience religieuse, quelque chose de transcendantal. Et c’est ça la fonction de la pop : te faire oublier les mauvaises choses de ta vie…
E.D. : Et te faire grandir aussi. Les artistes ont un rôle extrêmement important, et c’est ça qu’on est en train d’oublier. Leur contribution à la société, et ce, depuis la nuit des temps, a été hyper importante. Aujourd’hui, on en fait un produit complètement enfoncé dans des obligations marketing. Mais la fonction de l’artiste est beaucoup plus large que ça, elle fait ressentir, elle fait réfléchir, elle fait grandir. Tous les gens que j’ai aimés, qui ont compté pour moi, et je pense que c’est pareil pour toi, Brian, m’ont vraiment fait grandir, m’ont montré un chemin.
- Y compris les artistes dits pop ?
E.D. : Tous les artistes, parce que ce concept pop est un peu restrictif, et il est sans doute différent pour Brian du mien, parce que je suis de culture française et lui de culture anglo-saxonne. La pop anglo-saxonne, c’est quelque chose de très différent. En fait, quand je me définis comme un artiste pop, c’est pour tracer une frontière avec ce qu’on appelle la variété, qui peut être aussi très noble. Il y a des choses dans la variété que j’aime beaucoup, que je trouve nobles, comme Brel, mais c’est pour se déterminer comme ne faisant pas partie de la variété pourrie.
B.M. : Comme Dalida, par exemple ! [J’essaie de protester mais on ne m’écoute pas, Ndlr]. Mais c’est vrai que la variété, ça n’existe pas aux Etats-Unis ou en Angleterre. Le plus proche de la variété française, là-bas, c’est peut-être la country music… Mais la country, c’est aussi des gens comme Johnny Cash qui vient de nous quitter et qui m’a fait découvrir la country, m’a appris à l‘aimer.
E.D. : Des gens comme Patsy Cline, Hanks Williams. J’adore Hanks Williams.
B.M. : Bon? On n’est pas là pour parler de la country mais de la pop (rires).
E.D. : Déjà, définissons ce qu’est la pop.
B.M. : C’est la musique populaire, non ?
E.D. : Mais c’est un concept extrêmement vague qui s’est galvaudé.
B.M. : David Bowie est-il pop ? Poison est-il pop lui aussi ?
E.D. : Voilà. Très bonne question.
- Il me semble, Brian, que tu as déjà fixé des limites à la pop en disant que toi, tu étais un artiste rock’n’roll et que la pop était sacrée…
B.M. : Mais le rock’n’roll aussi est sacré. Just as sacred…Aussi sacré que la pop. C’est une question de fonction. Celle de la pop, c’est de divertir, faire oublier ses soucis, faire danser et faire la fête.
E.D. :Mais ça, c’est la fonction d’à peu près toutes les musiques…
B.M. :Peut-être pas. Le rock’n’roll… Enfin, il y a de la merde dans le rock, il y a de la merde dans la pop, il y a de la merde partout !
E.D. : Et de très bonnes choses partout aussi.
B.M. : Peut-être que la différence entre l’art… Art and entertainment… La pop te fait oublier les problèmes que tu as dans la vie, et c’est l’art…le rock’n’roll qui te fait penser…aux problèmes que tu as dans la vie, qui te tend un miroir et qui te le fout à la gueule, comme ça, qui te fait penser aux choses…plus dark, aux parties plus noires de l’émotion humaine. I don’t know ! Je ne suis pas critique, moi, je ne suis que musicien ! Tu as une définition de la pop, là ?
- Oui j’en ai une (tirée du Dictionnaire du rock, collection Bouquins). Elle correspond à peu de choses près à ce que vous dites, une musique facilement accessible qui doit accrocher immédiatement l’auditeur et, autant que possible, rester dans sa mémoire. Avec la mélodie comme axe central. D’accord avec ça ?
B.M. : Pas nécessairement…
E.D. : Mais prenons un exemple. “Sunday Morning’’ du Velvet [Underground], est-ce du rock ou de la pop ? la frontière est extrêmement fragile. Je parle de ce disque (le premier album du V.U., Ndlr) parce qu’il y a dessus des choses extrêmement diverses et que c’est mon disque numéro 1 depuis que je suis tout petit. C’était mon premier album et il reste celui qui m’a le plus bouleversé, en tout cas.
B.M. : Le premier album que tu as acheté ? (Etienne acquiesce). Alors tu as de la chance, parce que moi, le premier album que j’ai acheté, c’était Thriller de Michael Jackson (grands éclats de rires) ! C’est un grand disque de pop, mais je préfère Off The Wall et on écoute beaucoup Off The Wall chez Placebo avant les concerts, dansant dans la loge en écoutant Michael Jackson.
E.D. : Mais on peut très bien redéfinir la pop en disant que c’est toute forme de musique rendue populaire et accessible, ce qui peut inclure le rock, le rap, le R&B. Finalement, il y a très très peu de musiques vraiment expérimentales, qui ne rentrent pas dans le format de la pop dès qu’elles n’ont pas touché un public assez large. La frontière mince entre l’underground et la popularité fait qu’on passe du côté de la pop, on devient un artiste pop. Si tu regardes dans les magasins de disques, le rayon pop, c’est une espèce de fourre-tout de toutes sortes de musiques.
B.M. : C’est le fait d’être accessible au plus grand nombre. C’est ça la base de mon argumentation. Je trouve, par exemple que, comparé à toi, et ça n’est absolument pas une insulte, c’est un statement of fact, nous [Placebo] faisons une musique un peu plus obscure, qui, par la nature de ce que nous faisons et la nature des sons, est peut-être un peu plus accessible que ce que tu fais toi. Je ne dis pas que c’est mieux, que c’est plus noble que nous soyons moins accessibles, mais c’est peut-être ça qui fait la différence pour moi.
- Plus important que le fait d’être ou non accessible, est-ce la volonté de l’être qui définit la musique pop ? quand le Velvet sort son premier album, il y met “Sunday Morning’’ mais aussi “The Black Angel’s Death Song’’, ce qui n’exprime pas clairement la volonté de vendre beaucoup de disques…
E.D. : J’ai toujours entendu Lou Reed et John Cale dire qu’ils rêvaient de vendre beaucoup de disques et d’être très très connus.
B.M. : Et je ne vais pas non plus vous mentir en vous disant que moi, je ne veux pas que Placebo soit le plus grand groupe de rock du monde. Quand un groupe te dit qu’il ne veut pas devenir le plus grand groupe du monde, ce sont des menteurs. On cherche tous à être des stars immenses. Sinon, on ne ferait pas tout ce boulot, complètementexhausting (épuisant) pour y arriver (ils se mettent à rire tous les deux). Mais ça me paraît important de dire que quelque chose qui est accessible n’est pas forcément mauvais (acquiescement général de l’auditoire).
E.D. : Il y a d’ailleurs des tas d’albums comme les disques de Dylan, Aftermath des Stones ou le premier Velvet qui se sont vendus sur la longueur et qui n’ont rien perdu de leur valeur une fois devenus accessibles. En fait, le principal problème de ce genre de musique et de groupes, c’est que quand quelqu’un devient très connu, il est surexposé médiatiquement et ça finit par fatiguer, ce qui peut entraîner un petit rejet par rapport à ce qui marche très bien. Mais ça n’enlève rien à la qualité d’un disque. Je pense à Colplay, par exemple. J’ai adoré le premier album mais il y a eu trop de battage sur le deuxième et c’est la limite. Même si les chansons sont bien, si c’est un groupe pop que je trouve vraiment intéressant, avec de très bonnes compositions.
B.M. : Voilà, on devrait demander à Colplay s’il se considère comme un groupe pop ou un groupe rock.
E.D. : C’est cette exploitation maximum de quelques groupes par les médias qui rend les choses un peu agaçantes, parfois.
B.M. : Dans la pop comme dans toute forme de musique, il doit y avoir un niveau de qualité. Je refuse de penser que parce que c’est de la pop, ça doit être disposable, comme un Kleenex. Je l’ai dit, comme le rock’n’roll, je considère que la pop est sacrée et ça n’est pas parce que quelque chose est populaire qu’elle doit être diluée d’une façon extrême. Regardez, pour moi les deux personnes qui font la meilleure pop actuellement, qui sont immenses, c’est Beyonce Knowles (Destiny’s Child) et Justin Timberlake. Ils ont tout. Vraiment tout. Les chansons, d’abord, fantastiques. Ensuite, ils savent danser ; ils sont beaux ; ils savent chanter. C’est ça un artiste pop, pour moi. Je danse à chaque fois que j’entends “Rock Your Body’’ ou “Crazy In Love’’. Ça n’a rien à voir avec Gareth Gates [le gagnant de l’émission Pop Idol, Ndlr]. Ou chez vous, comment il s’appelle ? Jonathan ?
- Et Robbie Williams ?
B.M. : Hummm…ça pourrait. Il essaie (rires) ! dix points pour l’effort !
E.D. : Il a de très bonnes chansons, il est très charismatique, il chante très bien. C’est un grand séducteur, il a tout pour être l’artiste pop majeur de la décennie.
B.M. : Mouais…mais il a un côté cheesy, un côté fromage !
E.D. : On parlait de groupes que Brian aime bien, personnellement, j’adore Blur qui est un grand groupe pop et j’adore le dernier album. Il y a cette chanson, “Sweet Song’’, la dixième. Je vendrais ma mère pour écrire une chanson pareille !! Et donc, c’est un album pop, mais avec toute la recherche, toute l’envie d’aller voir ailleurs, et ça, ça fait partie aussi de la pop, le côté expérimental. C’est pour ça que le concept de pop, il est extrêmement vague et multiforme..
B.M. : Il est flou. Parlons de U2, par exemple. Nous, on a un petit jeu dans Placebo. On a décidé que qu’il n’y a jamais eu qu’une seule chanson écrite au monde, et c’est “With Or Without you’’ de U2. Et tu peux prendre n’importe quelle chanson, tu peux chanter la mélodie de “With Or Without you’’ dessus (rires) ! On fait ça tout le temps ! Et moi, je sais que j’ai une chanson comme ça en moi, mais je ne l’ai pas encore écrite. On est tout le temps en train de chercher le facteur “With Or Without you’’. C’est une chanson assez expérimentale en fait, tu peux pourtant rentrer dans n’importe quel bar d’hôtel et le pianiste va la jouer. Et ça, c’est étrange. Un peu ce dont tu parlais à propos des frontières. Et c’est cet endroit-là qui est intéressant.
E.D. : Tant qu’il n’est pas populaire, n’importe quel disque en fait n’est pas devenu pop et il reste dans sa petite sous-catégorie, métal, etc… Et la pop, c’est l’accession à une certaine popularité, assez large, mais que je trouve assez noble si tu ne baisses pas ta culotte. Pour moi, Blondie, c’est le groupe pop par excellence par excellence. Il y a tout : l’attitude, l’intelligence, une très belle meuf mais pas une pute, pas une bimbo. C’est hallucinant le nombre de tube qu’ils ont fait en cinq ans.
B.M. : Je suis entièrement d’accord. D’ailleurs je l’ai mis dans ma liste ! J’ai toujours utilisé Blondie comme un exemple de la pop parfaite.
- Et toi, Etienne, chez les français c’est qui ou quoi la pop ?
E.D. : (Sans aucune hésitation) Gainsbourg et Françoise Hardy. La rencontre entre une certaine chanson française basée sur les textes et les rythmiques pop anglo-saxonnes. Ce sont eux qui ont contribué le plus à la pop française et d’ailleurs leur influence à l’étranger à l’heure actuelle est immense et reconnue par des générations entières…
Et la conversation de continuer à rouler à propos d’Abba, Madonna, Bowie, Kylie Minogue, la soul de Tamla Motown, la French Touch, et le projet de sortir un double album compilation de chansons pop. C’est bien simple, on ne les arrête plus. Mais c’est Brian qui aura le mot de la fin en se levant : « Mais en fait, on ne sait toujours pas ce que c’est, la pop ? ».