"Placebo versus Indochine"

Rock Sound, Oct'00

by Thomas Vandenberghe

Rock save the queens


Ce n'est pas le fait du hasard si le public couronne de succès les groupes de Nicola Sirkis et Brian Molko au même moment; les deux ont en commun une noirceur atypique, en réunissant le meilleur d'influences rock, pop et new wave. De là à se douter que les deux eussent tant en commun.

C'est donc une rencontre, quelques heures avant leur concert commun de Nîmes, qui prouvera que le public aime ces deux groupes (pourtant assez différents) pour les mêmes raisons ou presque.

Deux expressions d'un rock smart et flambloyant réunies sous la même bannière : des influences communes (Patti Smith, E. Neubauten...) et un sens esthétique plus ou moins similaire (ambivalence du noir, romantisme exacerbé...).

Évidemment, pour certains, Placebo, l'archétype brûlant du groupe anglais moderne, ne partage rien avec une légende du rock français "années 80".

Il suffit pourtant d'assister à un concert d'Indochine pour se rendre compte que les deux groupes partagent beaucoup, et combien le groupe de Nicola Sirkis a su rester profondément moderne.

Une différence toutefois : Indochine utilise le prompteur comme pour parer à un éventuel oubli des textes pendant le concert, Placebo pas...


Brian Molko : Je n'en ai pas besoin, même si ça m'arrive de confondre les paroles de deux complets. Ça me rappelle ce qui s'est passé au concert de Shaun Ryder à Glastonbury.


Ce type, qui a passé une bonne partie de sa vie à se droguer, a besoin d'un prompteur pour les paroles car il n'a plus du tout de mémoire. Là, le prompteur est tombé en panne et il est carrément sorti de scène après deux chansons!


Nicola Sirkis : Depuis le début d'Indochine, je n'ai jamais appris mes textes par coeur. Je les ai toujours écrits sur un carnet. Le moindre coup de vent en concert, et vlan (sourire)... Cela dit, il y a quand même des chansons que je commence à connaître par coeur...


B.M. : C'est intéressant car moi, je n'écris jamais mes textes physiquement. Je les garde en tête jusqu'à ce qu'ils soient enregistrés. Des fois, ça m'oblige à changer des mots en concert. Mais ma discographie est encore moins importante que la tienne.


N.S. : Vous jouez combien de temps habituellement sur scène?


B.M. : À peu près une heure et demie. Tu sais, je me souviens de la première fois que j'ai vu Jeff Buckley, à Edimbourg. Il était déjà célèbre pour faire des concerts d'au moins deux heures. C'était très beau. Le seul problème est que les gens se cassaient.


Même devant ce génie, au bout de deux heures, les gens se cassaient! Je crois qu'il faut toujours arrêter ton concert à un moment où les gens en veulent juste un peu plus.


Récemment, Cure ont fait une tournée américaine avec des concerts de trois heures, sans jouer un seul de leurs singles!


N.S. : Je les ai vus à Paris. C'était magnifique, mais effectivement très long. En revanche, ils n'ont pas joué "A Night Like This", qui est ma préférée.


B.M. : À Londres, ils ont joué "Fascination Street".


Cure semblent remporter tous vos suffrages...


B.M. : J'ai grandi avec Cure. Quand j'habitais au Luxembourg, les Smith et Cure restent mes meilleurs souvenirs de ma "B.O. adolescente" des jours de pluie. Des Smiths, on avait fait la reprise de "Bigmouth Strikes Again" pour un album coordonné par les Inrockuptibles.


J'ai rencontré Johnny Marr pour la première fois il y a quatre ou cinq jours et je tenais absolument à avoir ses avis dessus. J'ai été flatté d'apprendre que c'était sa préférée du disque. Johnny Marr est quelqu'un de très important. C'est lui qui a inventé le son "indie".


N.S. : Je trouve ce son très pervers. C'est un son qui vient du glam et de Mick Ronson, pour dévier des sons plus clairs à Rickenbaker. Moi, ce sont Patti Smith et David Bowie qui ont fait que pour la première fois, je me sentais fan de quelque chose.


Dans les 70's, on sortait de Genesis et de Supertramp. À quinze ans, tu découvres le côté androgyne de Patti Smith et "Diamond Dogs" de Bowie. Je ne connaissais pas les anciens. Je l'ai découvert après "Ziggy Stardust".


B.M. : Patti Smith est également très importante pour moi, de même que toute la scène new-wave de New York, Richard Hell, Lou Reed, les New York Dolls... C'est une période cruciale. Sans eux, il n'y aurait jamais eu de punk. L'idée reçue selon laquelle le punk est une invention anglais est un énorme malentendu.


Je ne fais pas de pro-américanisme, mais Malcolm Mc Laren était déjà à New York à cette époque. Il manageait les New York Dolls et il était tombé fou de l'esthétique propagée par Richard Hell.


Quand il est rentré en Angleterre, il voulait créer quelque chose qui soit entre le côté "fuck you" des New York Dolls et la présence de Richard Hell. Les Pistols n'ont pas été le début de tout, et les Stooges y sont pour beaucoup plus.


N.S. : Stéphane était très fan des Stooges. C'est lui qui m'a fait écouter "No Fun" pour la première fois.


Vous avez de nombreuses références en commun, ce qui signifie sûrement que vous jouez certains mouvements culturels ou musicaux. Lesquels?


B.M. : En Angleterre, c'est évident. Après Oasis qui copiait les Beatles et Kula Shaker qui copiait George Harrison, il restait des plages musicales 60's ou 70's qui n'avaient pas été copiées. Travis se sont mis à faire du Byrds, et les Stereophonics, du Lynryrd Skynyrd.


Le rock, en Angleterre, est devenu une musique facile à avaler. Nous nous sentons assez distants de ça. Plus proches de Radiohead ou PJ Harvey qui créent un univers qui leur est propre. J'espère que mon impression correspond à la réalité.


En France, depuis quelques années, on peut dire que le rock redécolle, non?


N.S. : Il y a des jeunes groupes qui recommencent. Dans la mesure du possible, on essaie de les faire jouer en première partie. Mais la France n'a pas une vraie culture "pop". En Angleterre, quand Oasis est numéro un des charts, c'est "Notre Dame de Paris" qui squatte la même place ici.


B.M. : J'ai l'impression que la France a toujours été plus branchée par la Variété. Je me souviens d'avoir vu s'enchaîner le clip de "L'Aventurier" d'Indochine - que justement, je ne compare pas du tout à la variété - avec un clip de Dalida ou de C. Jérôme. Ça fait une dichotomie un peu bizarre.


Je vois que tu es familier de la grande famille de la variété française!


B.M. : J'ai grandi au Luxembourg et j'ai beaucoup regardé la télé française. J'ai été confronté de près à la culture Michel Drucker ou Jacques Martin.


N.S. : Effectivement, tout cela était très mélangé. Quand on a accepté de jouer chez Jacques Martin, c'est parce que nous voulions changer tout cela.


Mais toute la presse rock nous est tombée dessus à cause de ça : à cause d'avoir mis les pieds là où il ne fallait pas. Je préférais nous voir un peu trop maquillés chez Drucker pour faire peur aux grands-mères que d'y voir Dalida.


B.M. : Je suis tout à fait d'accord avec toi.


N.S. : Mais il y a deux publics en France. Et à part quelques radios, c'est sinistré.


B.M. : Mais vous avez les quotas, ce qui ne vous aide pas.


N.S. : Prends l'exemple de Radio 21 à Bruxelles, qui passe toutes sortes de rock. C'est une chose que nous n'avons pas en France. Mais, du coup, ça génère quelque chose de très positif, aussi : le public est vraiment fan.


B.M. : Et underground.


N.S. : C'est une nouvelle génération. Une génération que l'on ne peut plus leurrer. La dernière escroquerie du rock'n roll, ça n'a pas été Malcolm McLaren, mais les boys-bands. Je ne parle pas de musique, mais de business.


B.M. : Malcolm McLaren voulait créer une contre-culture. J'ai fréquenté la même Université que lui. Mais j'y suis surtout allé parce que c'était celle que John Cale avait fréquentée. Les charts sont mondialement envahis par la pop mais pas par ce que j'appelle la bonne pop, comme Blondie ou Abba.


Là, ce sont Britney Spears, Christina Aguilera ou les Backstreet Boys. Tout cela est créé par les maisons de disques pour faire de l'argent. C'est difficile pour des groupes qui ont des choses à dire, de passer à travers tout cela, car la musique est créée par une grosse machine, sans âme.


N.S. : C'est clair. J'ai longtemps habité en Belgique, d'où je captais les radios anglaises. C'est là que s'est faite ma formation rock.


Quand je suis rentré en France, c'était Stone et Charden, alors que j'avais l'impression que tous les autres pays d'Europe étaient à fond branchés sur le rock. Il y a quatre ans, quand j'ai vu "Nancy Boy" de Placebo sur MTV, je me suis dit : "Enfin!".


Un vrai déclic de fan...


N.S. : Absolument, qui a eu lieu sur le côté un peu arty du clip de "Nancy Boy". À l'époque, j'aimais le côté un peu "sales gosses" de Oasis. Mais, avec Placebo, j'ai découvert quelque chose de nouveau. Tout comme je continue d'être fasciné par Nine Inch Nails, Aphex Twin ou les Neubauten.


B.M. : Alors qu'Oasis, en revanche, je ne suis pas du tout client... J'ai vu les Neubauten en concert il y a un an et demi. Voir que ce groupe, après quinze ou vingt ans d'existence, a encore progressé, et fait progresser la musique industrielle, ça me fait halluciner.


N.S. : Je t'avais dit, quand nous nous étions rencontrés au Zénith la première fois, que nous allions travailler avec leur producteur. Comme je me retrouve un peu seul aux commandes du groupe, je souhaite revenir à l'utilisation des synthétiseurs grâce auxquels tu peux inventer tes propres sons.


B.M. : Ce sont ces synthétiseurs que l'on utilise.


N.S. : Le bon côté de la new wave. Le côté incisif et hypnotique des morceaux.


B.M. : Celui de "Pure Morning".


Avez-vous l'impression d'être bloqués par la technologie?


B.M. : Jamais. Dans le contexte de la réalisation du dernier album, nous nous sommes plusieurs fois dits que nous avions de la chance de ne pas être dans les 60's. Ça facilite tout. Il s'agit, en revanche, de garder un feeling vraiment humain, d'entre jouer trois personnes.


N.S. : C'est ce que j'ai entendu de nouveau dans votre dernier single : l'utilisation des séquenceurs.


B.M. : Absolument. On avait expérimenté les loops de batterie sur "Pure Morning" mais on n'avait jamais expérimenté les loops de guitare et de claviers. C'est ce que l'on a fait. Steve a joué certaines de ses partites sur clavier. On sait que l'on reste un groupe live.


Pensez-vous que la techno aspire aux mêmes choses que le rock. Je veux parler du sentiment de fuite, de rébellion?


B.M. : Il faut alors parler de Prodigy. Ce groupe est très important car ils ont marié une attitude punk à la musique techno. Avec leurs synthétiseurs, ils ont quand même réussi à être beaucoup plus punk que Offspring, par exemple.


N.S. : Chaque année, on entend que le rock est mort. Mais si Placebo arrive à séduire, c'est peut-être qu'en utilisant des gimmicks qui existaient déjà, ils inventent quelque chose d'original. C'est nouveau.


Le seul problème de la techno est qu'elle est trop galvaudée. Quand on me parle de french-touch et de Cassius, je n'entends que la disco des 70's. C'est rigolo en boîte de nuit mais bon, voilà...


B.M. : C'est vrai. En fait, en techno, j'aime les choses moins teintées "happy-house". Nous parlions d'Aphex Twin tout à l'heure. Pour moi, c'est un pur génie.


N.S. : Il y a la phrase d'un philosophe français qui dit "Il fait beau, allons au cimetière." Une façon de traduire l'élégance et la violence de la musique. L'attirance du noir.


Le noir, c'est quelque chose qui vous rapproche. Ce n'est pas un hasard si vous êtes tous les deux habillés en noir...


N.S. : C'est parce que c'est moins salissant (rires). Toi Brian, tu portes toujours des tee-shirts que j'aime beaucoup.


Mais selon vous, d'où vient le regain d'intérêt pour le romantisme d'un public qui vous porte aux nues?


N.S. : Il y a toujours eu de l'intérêt. Le romantisme auquel je suis attaché, c'est celui du 18ème siècle. Celui de Mallarmé. Celui des solitaires.


B.M. : Jean Genêt, Baudrillard, Dennis Cooper qui est selon moi le Marquis de Sade des 90's. Ces écrivains-là me touchent beaucoup. En France, je n'ai jamais entendu un album aussi pervers et aussi beau que "L'Histoire de Melody Nelson" de Gainsbourg.


Un disque qui peut me faire pleurer : "Tu es la condition sine qua non de ma raison." Fuck!


N.S. : Gainsbourg, à l'instar de Dutronc, sont deux des meilleurs musiciens que la France ait connu.


B.M. : Si tu as habité la Belgique, tu dois connaître Brel.


N.S. : J'étais à l'école avec sa fille. Mais je dois dire que je ne suis pas un grand fan de Brel.


B.M. : Vraiment!?! Absolument tout ce qu'a fait Brel me touche. Totalement.


Inévitablement, la conversation déviera sur les nombreux centres d'intérêt communs aux deux musiciens : Scott Walker, "Le Plat Pays" belge et Brel en général, John Lydon... Le constat de l'interview est rassurant.


Avec Indochine et Placebo, le rock a gardé sa fougue et son aspect racé et romantique, et prouve qu'il peut aussi être le genre de protagonistes particulièrement érudits.